la vie de mahomet que le salut soit sur lui
la vie de Mahomet
tiré des meilleurs auteurs arabes et des traductions authentiques de la Sonna
Source : Le Koran, par Savary (1751)
* La Sonna est une compilation de traditions dont l'autorité, chez les Mahométans, est égale à celle de la loi orale chez les Juifs.
Par M. Savary, 1751
Mahomet*, honoré parmi les Mahométans du titre glorieux d'apôtre et de prophète, naquit à la Mecque au commencement de la guerre de l'Éléphant**.
* Les Arabes prononcent Mahammed.
** Cette guerre fut ainsi nommée, parce que Abraha, vice-roi de l'Arabie-Heureuse, ayant déclaré la guerre aux Coreïshistes vint, monté sur un éléphant, pour détruire le temple de la Mecque. Il périt avec son armée
Il eut pour père Abd-Allah, fils d'Abd-el-Motalleb, et pour mère Amnas, fille de Wahed, prince des Zahrites. L'un et l'autre tiraient leur origine de l'illustre tribu des Coreïshites, la première d'entre les Arabes. Cette nation, la plus jalouse qui fut jamais de compter une longue suite d'ancêtres, conserve avec le plus grand soin ses généalogies. Abul-Feda, prince de Hamad, un des plus célèbres auteurs arabes, nous a donné, dans son Histoire générale, l'arbre généalogique de la maison de Mahomet. Il le fait descendre d'Adam, par Abraham et Ismaël. Nous nous contenterons de rapporter l'ordre qu'il établit en remontant jusqu'à ces deux patriarches. Abul-Casem-Mahammed*, fils d'Abd-Allah, fils d'Abd-el-Motalleb, fils de Hashem, fils d'Abd-Menaf, fils de Cad, fils de Kelab, fils de Morra, fils de Caab, fils de Lowa, fils de Ghaleb, fils de Fehir, fils de Malec, fils de Nazar, fils de Kenana, fils de Khazima, fils de Modreca, fils d'Elias, fils de Modar, fils de Nazar, fils de Moad, fils d'Adnan.
* Mahomet ayant eu de Cadige, sa première femme, un fils nommé El Casem se fit appeler Abul-Casem-Mahammed (Mahomet, père de Cosem), suivant la coutume des Arabes, qui prennent le nom de leur fils aîné.
Jusqu'ici l'arbre généalogique n'est point interrompu. Tous les chronologistes le regardent comme incontestable. Adnan fut un des descendants d'Ismaël, c'est encore une vérité consacrée par l'histoire ; mais les historiens remplissent différemment l'intervalle qui se trouve entre eux. Nous ne nous arrêterons point à des discussions peu intéressantes. Elfarra, cité avec éloge par Abul-Feda, continue ainsi : Adnan était fils d'Ad, fils d'Adad, fils d'Elicé, fils d' Elhomaïcé, fils de Salaman, fils de Nabet, fils de Hamal, fils de Kidar, fils d'Ismaël.
Ce patriarche des Arabes, chassé de la maison paternelle, vint s'établir à la Mecque avec sa mère Agar. Il y bâtit la Caaba 2793 ans avant l'hégire. Les auteurs mahométans disent que le ciel lui envoya Abraham pour l'aider à la construire.
Les Orientaux mettent leur gloire dans le nombre de leurs enfants. Pour eux, la naissance d'un fils est un jour de fête. Abd-el-Motalleb voulut célébrer celle de son petit-fils. L'intendance du temple de la Mecque lui donnait une grande autorité. Cette charge, la plus auguste de l'Arabie, il la devait à ses vertus, plus encore qu'à sa naissance. Il rassembla les principaux de sa tribu et leur donna un festin. Après que les convives l'eurent complimenté, ils lui demandèrent comment il avait nommé l'enfant qui faisait l'objet de leur joie. « Je l'ai nommé Mahammed » répondit le vieillard. « Ne valait-il pas mieux, reprirent les convives, lui donner un nom tiré de sa famille? » « J'espère, ajouta el-Motalleb, que ce nom comblera de gloire dans le ciel l'enfant qu'il vient de créer sur la terre ; j'ai voulu que Mahammed* fût le signe de cette espérance flatteuse. »
* Mahammed signifie loué, comblé de gloire.
La naissance de Mahomet, comme celle des hommes fameux qui ont étonné la terre, fut annoncée par des prodiges. Les auteurs arabes ne se lassent point de les raconter. Si l'on en croit leur témoignage, à l'instant où il vint au monde, une lumière brillante éclaira les bourgades et les villes d'alentour ; les démons furent précipités des sphères célestes ; le palais de Cosroës fut agité par un violent tremblement de terre, et quatre de ses tours tombèrent ; le feu sacré des Perses, allumé depuis plus de mille ans s'éteignit, le lac Sawa se dessécha tout à coup.
Quoi qu'il en soit de ces merveilles, Mahomet éprouva l'adversité en naissant. A peine âgé de deux mois il devint orphelin. Abd-Allah, plus célèbre par sa beauté et la pureté de ses moeurs, que par ses richesses, possédait la tendresse et la confiance d'el-Motalleb. Ce sage vieillard l'avait envoyé pour acheter les provisions dont sa stérile patrie manquait. Il s'avança jusqu'à Yatreb* où il mourut.
* Yatreb ayant donné un asile à Mahomet fut nommée Medinet-el-Nabi la ville du prophète, ou simplement Médine la Ville.
Il fut inhumé dans l'hospice d'Elhareth, oncle maternel d'Abd-el-Motalleb. Emporté à la fleur de ses ans, il ne laissa pour héritage à son fils, encore au berceau, que cinq chameaux, et une esclave éthiopienne nommé Baraca, Amna se chargea d'abord d'allaiter son fils unique ; il eut ensuite pour nourrice Tawiba, esclave de son oncle Abulahab.
L'air de la Mecque n'étant pas salutaire pour les enfants, on était dans l'usage de les donner à des femmes qui les emportaient à la campagne. Il était venu plusieurs de ces nourrices. Elles avaient été bientôt pourvues. Mahomet orphelin restait. Le peu d'apparence qu'une mère pauvre payât généreusement l'avait fait négliger. Halima, qui n'avait point trouvé de nourrisson, l'alla demander. L'ayant obtenu, elle l'emporta dans le désert des Saadites, son pays. Elle eut pour lui la tendresse d'une mère. Quelques mois après, les affaires de Halfina l'obligèrent de retourner à la Mecque. Elle mena avec elle son nourrisson. Amna, charmée de revoir son fils unique, voulait le retenir ; mais les instances de la nourrice prévalurent. Elle le ramena au pays des Saadites.
Depuis la chute d'Adam, suivant Abul-Feda : 6166
Depuis la naissance de J.-C. : 581
Avant l'hégire : 50
De Mahomet : 3
Parmi les miracles nombreux dont les historiens arabes entremêlent la vie de leur prophète, ils citent le fait suivant avec confiance. Le jeune Mahomet et Masrouh, son frère de lait, sortis dans la campagne, se livraient aux jeux de leur âge. Surviennent deux hommes vêtus de blanc. Ils saisissent le jeune Coreïshite, le couchent à terre et lui ouvrent la poitrine. Masrouh courut raconter l'événement à sa mère. Halima, ignorant les desseins du ciel, en fut effrayée, et rendit à Amna le dépôt qui lui avait été confié.
Amna s'était chargée de l'éducation de son fils. A l'âge de six ans elle le mena à Médine où elle allait visiter les enfants d'Adi, fils d'EInajjar, ses oncles. Après avoir passé quelque temps auprès d'eux, elle retournait à la Mecque. La mort la surprit en chemin. Elle fut inhumée à Abowa, petite ville peu distante de Médine.
Abd-el-Motalleb, ayant appris ce triste événement, retira son petit-fils dans sa maison. Il l'éleva au milieu de sa nombreuse famille et le chérit comme ses propres enfants. Mahomet jouit peu de ses tendres soins. Abd-el-Motalleb était parvenu à l'extrême vieillesse, il mourut âgé de cent dix ans.
Abutaleb, frère utérin d'Abd-Allah, prit son neuveu sous sa tutelle. Il faisait le commerce ainsi que tous les Coreïshites. C'était l'unique ressource des habitants d'une terre ingrate qui se refusait à toute espèce de culture. Abutaleb apprit à son élève l'art d'entretenir, par des échanges avantageux, l'abondance au sein d'une contrée stérile. Lorsqu'il le crut assez instruit, il le conduisit avec lui en Syrie, où des intérêts de commerce l'appelaient. Mahomet n'avait que treize ans ; mais, en lui, l'esprit et la réflexion avaient devancé l'âge.
Depuis la chute d'Adam, suivant Abul-Feda : 6176
Depuis la naissance de J.-C. : 591
Avant l'hégire : 40
De Mahomet : 13
On s'avança jusqu'à Bosra, ancienne ville de la Syrie Damascène. Près de là se trouvait un monastère dont Bahira était supérieur. Il donna l'hospitalité aux étrangers et les traita splendidement. Le moine habile, ayant observé avec soin le jeune Coreïshite, dit à Abutaleb: « Retourne avec ton neveu à la Mecque ; mais crains pour lui la perfidie des Juifs. Veille sur ses jours. L'avenir présage des événements glorieux au fils de ton frère* ».
* Abul-Feda.
Abutaleb avait,ramené son neveu à la Mecque. Héritier de la préfecture du temple, il y jouissait d'un grand crédit. Sa maison était ouverte à tous les princes arabes. Il y recevait tout ce que la nation avait de plus distingué. Mahomet se faisait aimer d'eux par les charmes de son caractère. Parvenu à l'adolescence, on admirait sa beauté ; on aimait les grâces de son esprit. Ingénieux dans ses réponses, vrai dans ses récits, sincère dans le commerce de la vie, plein de bonne foi, plein d'horreur pour le vice, il mérita aux yeux de ses concitoyens le surnom d'Elamin, l'homme sûr. Telle fut, au rapport de tous les historiens, la réputation qu'il s'acquit à la Mecque. Il la conserva jusqu'au temps où le peuple fut révolté de l'entendre prêcher contre l'idolâtrie et où les grands craignirent son ambition cachée sous le manteau de la religion.
A quatorze ans il fit ses premières campagnes. Il combattit avec les parents de son père dans les guerres défendues*.
* Ou guerres impies. Ces termes désignent les guerres menées pendant les quatre mois sacrés, Moharram, Hajeb, del Caada, del Hajj.
Il se distingua dans les combats livrés entre les Coreïshites et les Kenanites. Il porta ensuite les armes contre les Hawazenites. Partout sa tribu fut victorieuse.
La paix avait succédé au tumulte des armes. Vainqueurs de leurs ennemis, les Coreïshites songèrent à élever un monument à leur gloire. la Caaba, ce sanctuaire antique, dont ils avaient la garde, ne pouvait contenir dans son étroite enceinte des tribus nombreuses. Ils voulurent l'agrandir. Le temple fut démoli, et on le réédifia sur le même plan. Lorsque l'édifice fut élevé à la hauteur où l'on devait poser la pierre noire*, ce monument sacré fit naître des différends entre les tribus.
* La pierre noire, suivant les auteurs arabes, était dans l'origine une hyacinthe blanche. Lorsqu'Abraham et Ismaël bâtissaient le temple, Gabriel la leur apporta. Dans la suite, une femme qui n'était pas pure l'ayant touchée, elle perdit son éclat et devint noire.
Chacune voulait avoir l'honneur de la poser à sa place. Après bien des débats, on convint de s'en rapporter au jugement du premier qui entrerait dans le temple. Le hasard y conduisit Mahomet. On le choisit pour arbitre. Il décida qu'il fallait placer la pierre noire sur un tapis étendu, qu'un homme de chaque tribu en tiendrait les extrémités, et qu'ils relèveraient tous ensemble. Lorsqu'elle fut suffisamment exhaussée, Mahomet la prit de ses propres mains et la mit à sa place. On acheva l'édifice, et on le couvrit de tapis magnifiques.
Rendu à ses occupations pacifiques, Mahomet s'étudiait à contenter son oncle Abutaleb. Il était à la fleur de l'âge. Sa probité et son esprit faisaient du bruit. Cadige, veuve riche et noble, en entendit parler. Elle descendait comme lui de l'illustre tribu des Coreïshites.
Elle faisait un commerce étendu et avait besoin d'un homme intelligent pour le conduire. Elle jeta les yeux sur Mahomet et lui offrit des avantages considérables, s'il voulait se charger de la direction de ses affaires. Il y consentit sans peine, et partit pour la Syrie où les intérêts de Cadige demandaient sa présence. Misarah, domestique de cette dame, l'accompagna pendant le voyage. Il vendit les marchandises qui lui avaient été confiées, fit des échanges avantageux, et revint chez Cadige chargé de richesses. La réputation de Mahomet l'avait prévenue en sa faveur. Son absence lui avait paru longue. Le succès de son entreprise la combla de joie. Elle sentit son coeur entièrement porté pour lui (c'est l'expression d'Abul-Feda). Loin de combattre un penchant légitime, elle s'y livra toute entière, et offrit sa main à celui qui l'avait fait naître. Mahomet accepta cette faveur avec reconnaissance. Abutaleb, accompagné des principaux Coreïshites, fit la célébration du mariage. Il prononça cette formule qui mérite d'être rapportée, parce qu'elle sert à faire connaître les moeurs des anciens Arabes :
« Louange à Dieu qui nous a fait naître de la postérité d'Abraham et d'Ismaël* !
* Ebn-Hadoum.
Louange à Dieu qui nous a donné pour héritage le territoire sacré, qui nous a établis les gardiens de la maison du pèlerinage et les juges des hommes ! Mahammed, fils d'Abd-Allah, mon neveu, est privé des biens de la fortune, de ces biens qui ne sont qu'une ombre passagère, et un dépôt qu'on rendra tôt ou tard ; mais il l'emporte sur tous les Coreïshites en beauté, en vertu, en intelligence, en gloire, et en pénétration d'esprit. Mahammed, dis-je, mon neveu, étant amoureux de Cadige, et Cadige amoureuse de lui, je déclare que, quelle que soit la dot* nécessaire pour la conclusion de ce mariage, je me charge de la payer. »
* Les Arabes n'épousaient point de femme sans lui assigner une dot dont elle jouissait en cas de répudiation. Cet usage a été confirmé par plusieurs versets du Koran.
Ce discours prononcé, Abutaleb unit les deux époux, et donna vingt chameaux pour la dot de Cadige. On prépara ensuite le festin nuptial, et, pour augmenter la joie des convives, la nouvelle, épouse fit danser ses filles esclaves au son des timbales. Pendant ce temps Mahomet s'entretenait avec ses parents.
Il n'était âgé que de vingt-cinq ans. Elle en avait quarante. Elle fut la première à croire à sa mission, et vécut encore dix ans après cette époque.
Cette alliance enrichissait Mahomet. Elle ne l'enivra point. Il aima constamment celle à qui il devait sa fortune. Aussi longtemps qu'elle vécut, il résista à la loi de son pays qui lui permettait d'épouser plusieurs femmes. La prospérité ne changea point son coeur. Halima, sa nourrice vint lui exposer sa pauvreté. Il en fut attendri et sollicita pour elle la bienfaisance de Cadige qui lui donna un troupeau de quarante brebis. Halima s'en retourna joyeuse au désert des Saadites.
Ici l'histoire se tait. Quinze années de la vie de Mahomet sont couvertes d'un voile et reposent sous le silence. On ignore ce qu'il fit depuis vingt-cinq ans jusqu'à quarante. Abul-Feda, seul, nous dit un mot ; mais c'est un trait de lumière qui jette un grand jour sur l'histoire. « Dieu, dit-il, lui avait inspiré l'amour de la solitude. Il vivait retiré, et passait tous les ans un mois dans une grotte du mont Hara. »
C'était pendant ces années obscures que le législateur de l'Arabie jetait les fondements de sa grandeur future. C'était dans le silence de la retraite qu'il méditait cette religion qui devait soumettre l'Orient. La dispersion du peuple Hébreu après la ruine de Jérusalem, les guerres de religion allumées parmi les Grecs, avaient peuplé l'Arabie de Juifs et de Chrétiens. Il étudia leurs dogmes et joignit à ces connaissances l'histoire de son pays. L'Église d'Orient était divisée. Une foule de sectes nées de son sein la déchiraient. Les empereurs, oubliant le soin de leur empire, mettaient leur gloire à soutenir des questions de théologie, tandis que les Perses, sous les drapeaux de Cosroës, portaient la flamme et le fer aux portes de Constantinople. Les Arabes, ayant presque perdu l'idée d'un Dieu unique, étaient replongés dans les ténèbres de l'idolâtrie. Le temple de la Mecque, un des premiers que les hommes aient élevés à la gloire de l'Être suprême, avait vu souiller son sanctuaire. Ismaël et Abraham y étaient peints tenant en main les flèches du sort. Trois cents idoles en entouraient l'enceinte. Tel était l'état de l'Orient, lorsque Mahomet songeait à y établir l'islamisme, et à rassembler sous une même loi les Arabes divisés. Le conducteur des Israélites leur avait apporté le Pentateuque. Le rédempteur des hommes leur avait enseigné l'Évangile. Mahomet voulut paraître avec un livre divin aux yeux de sa nation. Il se mit à composer le Koran. Connaissant le génie ardent des Arabes, il chercha plutôt à les séduire par les grâces du style, à les étonner par la magnificence des images, qu'à les persuader par la force du raisonnement. Un trait de politique, auquel il dut principalement ses succès, fut de ne donner le Koran que par versets, et dans l'espace de vingt-trois ans.*
* Le Koran fut publié dans l'espace de vingt-trois ans, partie à la Mecque, partie à Médine. Les versets furent écrits sur des feuilles de palmier ou sur du parchemin. Aussitôt qu'ils étaient révélés les disciples les apprenaient par coeur et les déposaient dans un coffre. Après la mort de Mahomet, Abubecr les recueillit en volume. Mais il ne se soucia pas. d'arranger les chapitres suivant la date des temps où ils avaient paru : il plaça les plus longs à la tête du recueil et ainsi de suite.
Cette sage précaution le rendit maitre des oracles du ciel, et il le faisait parler suivant les circonstances. Quinze années furent employées à jeter les fondements de son système religieux. Il fallait le produire au grand jour, et surtout cacher la main qui attachait au ciel la chaîne des mortels. Il feignit de ne savoir ni lire ni écrire, et, comptant sur son éloquence naturelle, sur un génie fécond qui ne le trompa jamais, il prit le ton imposant de prophète. Numa se faisait instruire par la nymphe Égérie ; Mahomet choisit pour maître l'archange Gabriel.
Depuis la chute d'Adam, suivant Abul-Feda : 6203
Depuis la naissance de J.-C. : 618
Avant l'hégire : 13
De Mahomet : 40
Le législateur de l'Arabie avait atteint sa quarantième année ; le moment qu'il avait choisi pour annoncer sa mission était venu. Il se retira, suivant sa coutume, dans la grotte du mont Hara, accompagné de quelques domestiques. La nuit qui devait le couvrir de gloire, suivant l'expression d'Abul-Feda, étant arrivée, Gabriel descendit du Ciel, et lui dit : « Lis ». « Je ne sais pas lire, » répondit Mahomet. « Lis, ajouta l'Ange, au nom du Dieu créateur*.
* Le Koran, chapitre XCVI, versets 1 et suivants.
Il forma l'homme en réunissant les sexes.
Lis, au nom du Dieu adorable.
Il apprit à l'homme à se servir de la plume ;
II mit dans son âme le rayon de là science».
Mahomet récita ces versets et s'avança jusqu'au milieu de la montagne. Il entendit une voix céleste qui répétait ces mots : O Mahomet! tu es l'apôtre de Dieu, et je suis Gabriel. Il resta en contemplation jusqu'au moment où l'ange disparut à ses yeux.
Mahomet n'avait point de confident. Il fallait qu'on le crût sur sa parole. Il s'adressa d'abord à son épouse. Sûr de son coeur, il séduisit facilement son esprit. Il lui fit le récit de sa vision, et n'oublia aucune des circonstances glorieuses qui l'accompagnaient. « Ce que vous m'apprenez, lui dit Cadige, me comble de joie. Cette vision est d'un heureux présage J'en jure par celui qui tient mon âme dans ses mains, vous serez l'apôtre de votre nation*. »
* Ahmed ben Joseph.
Dépositaire du secret de Mahomet, elle alla sur-le-champ le confier à Waraca, son parent. Il était versé dans les Écritures, et connaissait les livres sacrés des Juifs et des Chrétiens. Il confirma Cadige dans son opinon, et l'assura que Mahomet serait l'apôtre des Arabes. Ce témoignage charma cette femme aimante. Elle ne put s'empêcher de le rapporter à son époux.
Elle fut la première à croire à sa mission, et à embrasser l'islamisme*.
* Le mot islamisme signifie consécration à Dieu.
Mahomet ne fit point d'éclat d'abord. Il suivit pas à pas la route qu'il s'était tracée ; mais il la suivit constamment Après la conversion de Cadige, il jeta les yeux sur Ali. C'était un des fils d'Abutaleb, son oncle. Il s'en était chargé dans un temps où la famine désolait le territoire de la Mecque. Depuis ce moment, il relevait dans sa maison avec des soins paternels. Ayant reconnu dans son élève un caractère impérieux, une imagination ardente, il fortifiait ses dispositions naturelles, et le rendait digne d'être le rival de ses exploits guerriers. La séduction d'un coeur où il régnait par ses bienfaits ne fut pas pénible. Ali crut à la seule parole de Mahomet et jura de sceller de son sang sa croyance. Il n'avait alors, suivant la commune opinion, que onze ans.
Mahomet le voulait point laisser d'incrédule dans l'intérieur de sa maison. Zaïd, fils d'Elharet, son esclave, annonçait des talents. Il se l'attacha par le lien puissant de la religion. Zaïd reconnut avec joie la mission d'un maître de qui il attendait la liberté. Il embrassa l'islamisme, et il fut affranchi.
Abubecr, citoyen puissant de la Mecque, renommé pour sa probité et ses richesses, lui parut propre à donner du poids à sa nouvelle religion. Il entreprit sa conversion. Le succès couronna ses efforts. Abubecr* devint zélé Musulman.
* Abubecr se nommait Abd-el-Caaba (serviteur de la Caaba). Ayant donné sa fille Aiesha en mariage au prophète, il prit le nom d'Abubecr (le père de la Vierge).
Ce fut une conquête. Il porta parmi ses amis l'ardeur dont il était embrasé et en subjugua plusieurs. Il amena aux pieds du prophète Otman, fils d'Afan, Aberrhoman, fils d'Hauf ; Saad, fils d'Abu-wacas ; Zobaïr, fils d'Elawam ; et Telha, fils d'Abid-Allah. Tous crurent et firent profession de l'islamisme. Tels furent les premiers prosélytes de la religion mahométane. Plusieurs autres suivirent leur exemple. Mahomet eut la joie de voir se ranger sous ses drapeaux, Abu-Obeïda ; Saïd, fils de Zeïd ; Abd-Allah, fils de Macoud ; et Amer, fils d'Iaser. Jusque-là le nombre de ses disciples n'était pas considérable ; mais leur naissance, leurs richesses, et les talents de plusieurs d'entre eux, firent naître dans son coeur de flatteuses espérances. Trop faible pour paraître au grand jour, il résolut de ne se manifester qu'aux croyants. Il s'occupa à les instruire et à les affermir dans leur foi. Pendant trois ans encore, il couvrit des ombres du mystère, et sa doctrine, et ses vastes desseins. Lorsqu'il crut pouvoir compter sur l'obéissance aveugle des nouveaux convertis, il annonça une grande révélation. Gabriel lui apparut et lui commanda de prêcher ses proches, et de les exhorter à se faire musulmans. Il appelle Ali, et lui dit : « Prépare-nous un festin. Apprête un agneau rôti. Fais remplir un grand vase de lait. Invite les enfants d'Abd-el-Motalleb, II est temps que je leur déclare les volontés du ciel. »
Depuis la chute d'Adam, suivant Abul-Feda : 6207
Depuis la naissance de J.-C. : 622
Avant l'hégire : 9
De Mahomet : 44
Ali obéit. Les convives se trouvèrent au nombre de quarante, tous parents d'Abutaleb. Tous furent rassasiés. Le repas fini, Mahomet voulut les entretenir ; il commençait à leur parler de sa nouvelle doctrine, lorsqu'Abulahab, peu satisfait de cette réception, l'interrompit : « C'est trop longtemps retenir vos hôtes, lui dit-il malignement ; n'abusez point de leur complaisance. » A ces mots l'assemblée se sépara. Ce contre-temps ne découragea point Mahomet : « Avez-vous vu, dit-il, comme Abulahab m'a coupé la parole? Mais préparez un semblable repas pour demain, et invitez les mêmes convives. » Ali exécuta ces ordres. La famille d'Abd-el-Motalleb se rendit à l'invitation. A peine le repas fini, Mahomet leur parla en ces termes : « Jamais mortel n'offrit à sa nation un bien aussi précieux que celui que je vous apporte. Je vous offre le bonheur dans ce monde, et la félicité dans le ciel. Dieu m'a commandé de vous appeler à lui. Qui de vous partagera mon emploi et sera mon visir* ?
* Visir signifie conseiller. Ali fut le premier qui porta ce titre.
Qui de vous veut être mon frère, mon lieutenant et mon calife* ? »
* Calife veut dire successeur. C'est le titre que prirent ceux qui succédèrent à Mahomet. Ali, malgré son adoption, n'obtint le titre de calife qu'après Abubecr, Omar et Otman.
Les convives étonnés gardaient le silence. Aucun d'eux n'osait se déclarer. Ali indigné le leva, et dit : « O prophète ! ce sera moi. Je partagerai tes travaux, j'arracherai les yeux de tes ennemis, je leur brisera les dents et leur fendrai la poitrine*».
* Abul-Feda.
Ce zèle peu mesuré ne déplut point à Mahomet. Il embrassa Ali, et dit, en présence de ses parents : « Voilà mon frère, mon lieutenant et mon calife. Écoutez-le et lui obéissez ». Toute l'assemblée, éclatant de rire, tourna les yeux vers Abutaleb. « C'est à toi désormais, s'écria-t-on, à recevoir les ordres de ton fils, et à lui prêter obéissance.»
Ce début peu favorable n'arrêta pas le nouvel apôtre. Inébranlable dans ses desseins, il marcha d'un pas ferme à leur exécution. Il continua d'exhorter ses parents et ses amis à embrasser l'islamisme. Il tonnait contre l'idolâtrie, et la foudroyait de son éloquence victorieuse. Le peuple trembla pour ses dieux. Les grands craignirent pour leur puissance. La haine fut le fruit de son zèle. Toute sa famille l'abandonna Ses disciples seuls lui restèrent fidèles.
Abutaleb soutenait en secret les intérêts d'un neveu qui lui était cher. Les chefs des Coreïshites vinrent le trouver. Oiba, Abusofian, Abugehel et quelques autres choisis parmi les principaux de la tribu, lui parlèrent en ces termes. « O Abutaleb le fils de ton frère couvre nos dieux d'opprobre. Il accuse nos sages vieillards d'ignorance, et soutient que nos pères ont vécu dans l'erreur. Arrête ses écarts. Réprime son orgueil de peur que te discorde ne vienne troubler la paix où nous vivons*».
* Abul-Feda.
Abutaleb parut touché de ces plaintes. Il parla avec douceur aux députés, et promit de mettre un frein à la violence de son neveu.
Ses représentations furent vaines. Mahomet n'en déclama qu'avec plus de force contre l'idolâtrie. Il démontra la vanité des idoles, et l'absurdité de leurs adorateurs. Ses discours étaient semés de traits de lumière qui portaient le jour à travers les ténèbres dont le peuple était environné. Les Coreïshites en furent alarmés. Ils craignirent de voir abolir un culte dont ils étaient les soutiens. L'autorité dont ils jouissaient, à l'abri des autels, leur parut ébranlée. Ils se réunirent pour écraser celui qui en sapait les fondements. Leurs chefs vinrent une seconde fois trouver Abutaleb, et lui tinrent ce discours : « Si tu n'imposes pas silence au fils de ton frère, si tu ne réprimes pas son zèle audacieux, nous allons prendre les armes pour la défense de notre religion. Les liens du sang ne nous retiendront plus ; nous verrons de quel côté se déclarera la victoire.» Abutaleb, effrayé de ces menaces, se hâta d'en faire part à Mahomet*.
* Abul-Feda.
Il en reçut cette fière réponse : « O mon oncle ! quand les Coreïshites armeraient contre moi le soleil et la lune, quand je verrais ces deux astres, l'un à ma droite, l'autre à ma gauche, je n'en serais pas moins inébranlable dans ma résolution. » Abutaleb, convaincu que les promesses et les menaces n'avaient aucun empire sur une âme aussi ferme, ne put s'empêcher de lui dire : « Que dois-je répondre aux Coreïshites? Pour moi, quoique je désapprouve votre conduite, je sens bien que je ne vous abandonnerai jamais, quelque parti que prennent vos ennemis ».
Cependant la tribu, s'étant assemblée, prononça l'exil contre tous ceux qui avaient embrassé l'islamisme. Le crédit d'Abutaleb couvrit Mahomet pour un temps et l'empêcha d'être enveloppé dans la proscription générale.
Le hasard fournit à son parti un soutien puissant. Il s'était retiré dans un château situé sur le mont Safa. Abugehel*, l'y ayant rencontré, l'accabla d'injures.
* Son nom propre était Amrou. La haine qu'il voua à Mahomet le fit appeler Abugehel (le père de la folie).
Mahomet garda le silence. Hamza, un des fils d'Abd-el-Motalleb* connu par sa bravoure, apprit l'insulte faite a son neveu.
* Les fils d'Abd-el-Motalleb étaient : Abutaleb dont le nom propre était Abdmenaf, Zbaîr, Abd-Allah, père de Mahomet, Elabbas, Hamza, Elharet, Gehel, Elmacoum, Deraz, Abulahab. Les seuls qui se firent musulmans furent Elabbas et Hamza.
Il revenait de la chasse, et portait son arc sur ses épaules. Bouillant de colère il court à la vengeance. Il va droit a l'assemblée des Coreïshites. Il y aperçoit Abugehel, lève son arc, et lui en décharge un grand coup sur la tête. « Voila, dit-il, le prix de l'affront que tu as fait à mon neveu ». Les Maksoumites, s'etant levés précipitamment, se disposaient à repousser la violence. Hamza, pour les braver, ajouta : « Je vous déclare à tous que je quitte les autels de vos dieux, et que je me fais musulman ». La conversion de Hamza fut un triomphe pour Mahomet. Elle éleva l'espoir de ses partisans, et abaissa l'orgueil des Coreïshites. Ils n'osèrent, pendant quelque temps, faire éclater publiquement leur haine. Elle n'en devint que plus dangereuse. Ils tramèrent dans les ténèbres la perte de l'apôtre des croyants. Ils ne cherchaient qu'un homme assez déterminé pour étouffer dans le berceau la religion naissante, en immolant son chef. Le féroce Omar offrit son bras. On encouragea son audace. Il partit, tenant en main l'épée qu'il devait plonger dans le sein de Mahomet. Il rencontra en chemin Naïm, qui lui demanda où il allait ainsi armé. Omar ne lui en fit point mystère. Il lui dléclara son dessein. « A quoi vas-tu t'exposer? lui représenta Naïm. Si tu commets ce crime, les enfants d'Abdmenaf* ne souffriront pas que le meurtrier de leur parent foule pus longtemps la terre.
* Voir note précédente.
Que ne vas-tu plutôt trouver ta sur et Saïd son mari? Ils sont musulmans. » Omar, à cette nouvelle, sentit redoubler son indignation, mais elle changea d'objet. Il tourna ses pas vers la maison d'Amna sa soeur. On y lisait le chapitre du Koran, qui a pour titre, T. H. Il entendit réciter quelques versets et entra. Aussitôt qu'on l'aperçut, on cacha le volume, et tout le monde garda le silence. « Quel livre lisiez-vous? » demanda-t-il à sa sur. Elle refusa de le satisfaire. Omar, ne se possédant plus, lui donna un soufflet, et lui commanda d'obéir. « Vos outrages sont inutiles, lui répondit Amna. Nous ne pouvons vous accorder ce que vous désirez. Daignez nous excuser. Ce refus est une loi nécessaire ». Omar, devenu plus calme, fit de nouvelles instances, et promit de rendre fidèlement le dépôt qu'on lui confierait. Amna ne résista pas plus longtemps, et lui remit le Koran. Il en lut plusieurs versets, et, l'enthousiasme prenant la place de la violence, il s'écria : « Que cette doctrine est sublime ! Combien je la révère ! je brûle d'embrasser l'islamisme. Où est Mahomet?» - «Au château de Safa*. »
* Abul-Feda.
C'était là qu'il s'était retiré pour éviter la persécution des Coreïshites. Environ quarante fidèles tant hommes que femmes, rassemblés autour de lui, s'instruisaient dans la nouvelle religion. Hamza, Abubecr et Ali, étaient de ce nombre. Le nouveau prosélyte s'y fit conduire. Il frappe à la porte. On ouvre. La vue d'Omar, couvert de ses armes, jeta l'effroi dans l'assemblée. Mahomet, inaccessible à la crainte, se leva, courut à lui, et le prenant par le bord de son manteau le pressa d'entrer. « Fils de Kettab, lui dit-il, avez-vous dessein de rester sous ce portique, jusqu'à ce que le toit vous tombe sur la tête ? - Je viens, répondit Omar, croire en Dieu et en son apôtre. » II embrassa l'islamisme, et en devint un des plus zélés défenseurs. Sa férocité ne s'adoucit point. Il garda son caractère. Incapable de ménagements, il bravait au milieu même du temple les Coreïshites assemblés. La désertion d'Omar, un des plus nobles citoyens de la Mecque, les éclaira sur la ruine prochaine de leur culte. On prit des mesures violentes pour la prévenir. La persécution devint générale. Trop faible encore pour défendre sa religion et ses disciples, Mahomet céda aux circonstances. Il permit à ceux qui n'avaient point de famille de se retirer dans le royaume d'Abasha*.
* Abasha, autrement l'Abyssinie, a tiré son nom d'Abash, le même que Cush, fils de Canaan, fils de Ham, fils de Noé.
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De Mahomet : 45
La politique lui dicta ce conseil. C'était se préparer un refuge dans l'adversité. Douze hommes et quatre femmes prirent ce parti. Les plus distingués d'entre les transfuges, furent Otman et Rokaïa, son épouse, fille de Mahomet ; Zobaïr, fils d'Awam; Otman, fils de Matoun; Abd-Allah, fils de Maçoud ; et Abd-el-Rohman, fils d'Auf. Cette troupe de fugitifs s'embarqua sur la mer Rouge et passa dans les États du Najashi*.
* El Najashi, mot abyssin, signifie le roi. Ce nom était commun aux souverains d'Abyssine, comme Pharaon à ceux d'Egypte. C'est de ce nom mal prononcé que les historiens français ont fait celui de Négus.
Le roi leur fit un accueil favorable. Ils virent bientôt arriver Jafar, fils d'Abutaleb. D'autres transfuges le suivirent, et leur nombre se trouva de quatre-vingt-trois citoyens de la Mecque, et de treize femmes.
Les Coreïshites, pour arrêter ces émigrations, et pour ôter un asile aux partisans de Mahomet, envoyèrent une ambassade au roi d'Abyssinie. Abd-Allah, fils d'Abourabié, et Amrou, fils d'Elas, furent chargés de lui porter des présents, et de lui redemander les fugitifs. Ils s'acquittèrent de leur mission ; mais le prince était prévenu en faveur des Musulmans. Il avait écouté avec admiration ce que Jafar lui avait raconté de l'apôtre de l'Arabie. Il renvoya les ambassadeurs avec leurs présents. Ce mauvais succès ne ralentit point l'animosité des Coreïshites. N'ayant pu faire périr secrètement Mahomet, entouré de zélateurs qui veillaient sur ses jours, ils prononcèrent la proscription contre les enfants de Hashem*.
* Les enfants de Hashem formaient la famille la plus distinguée de la tribu des Coreïshites. Ils possédaient l'intendance du temple de la Mecque. Mahomet était de cette famille.
Le décret passa au nom de toutes les tribus. Toute alliance, toute communication, leur furent interdites avec le reste des Arabes. Universellement proscrits, leur exil ne devait cesser qu'à l'instant où ils livreraient au ressentiment de la nation le novateur dangereux. L'arrêt écrit sur du parchemin fut affiché dans l'intérieur de la Caaba.
Les descendants de Hashem, tant idolâtres que croyants, ne trouvant plus de sûreté au milieu de leurs concitoyens, se réfugièrent dans le château d'Abutaleb. Ils y trouvèrent un asile. Abulahab, fils de Motalleb, fut le seul de cette famille qui passa du coté des Coreïshites. Les Hashémites demeurèrent enfermés l'espace de trois ans. Les avenues du château d'Abutaleb étant gardées par les ennemis, les exilés étaient obligés d'aller chercher des vivres les armes à la main. Les mois sacrés, où les hostilités sont suspendues, étaient le seul temps où ils jouissaient de quelque liberté. Leur exil durait encore, lorsque le bruit se répandit, en Abyssinie, que les Mecquois avaient embrassé l'islamisme.
A l'instant trente-trois des fugitifs s'embarquèrent et passèrent en Arabie. A peine descendus sur le rivage, ils connurent la fausseté de cette nouvelle, et se rembarquèrent sur-le-champ. Otman, fils d'Afan, Elzobaïr, fils d'Awan, et Otman, fils de Matoun, osèrent seuls pénétrer jusqu'à la Mecque.
Les hostilités continuaient entre les deux partis. On en venait souvent aux mains avec des succès différents. Un événement imprévu suspendit les discordes civiles. Le diplôme dicté par la vengeance des Coreïshites fut rongé par les vers. Mahomet l'apprit, et, soit qu'il eût eu part à l'événement, soit qu'il fût un effet naturel, il sut en tirer parti. « Mon oncle, dit-il à Abutaleb, le ciel a donné la victoire à un ver sur le décret des Coreïshites*.
* Abul-Feda; Jannab.
Tout ce que l'injustice et la violence avaient enfanté vient d'être anéanti. Le nom seul de Dieu a été respecté* ».
* La formule du diplôme commençait par ces mots : En ton nom, ô Dieu! Ces paroles seules demeurèrent en leur entier ; tout le reste fut rongé.
Abutaleb alla trouver les Coreïshites, et leur raconta ce qui était arrivé. « Si le fait est vrai, ajouta-t-il, éteignez le feu de vos haines ; levez l'anathème lancé contre nous. Si c'est une imposture, je consens à vous livrer mon neveu.» La condition fut acceptée. On se rendit au temple. Tout était conforme au rapport d'Abutaleb. La loi qui proscrivait les Hashémites fut abrogée. Rendus à la société, ils jouirent de leurs droits comme auparavant.
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De Mahomet : 50
L'abrogation de l'arrêt des Coreïshites avait suspendu les hostilités sans éteindre l'animosité qui subsistait entre les deux partis. Si Mahomet goûtait quelque repos, il le devait au crédit d'Abutaleb. La mort lui enleva cet appui. Lorsqu'il était sur le point d'expirer, Mahomet voulut profiter d'un moment de faiblesse, pour lui faire prononcer la profession de foi des Musulmans : II n'y a qu'un Dieu et Mahomet est son prophète ; mais le vieillard conserva assez de force d'âme pour lui répondre en ces mots : « Fils de mon frère, je me rendrais volontiers à vos désirs, si je ne craignais le déshonneur ; mais je ne veux pas laisser croire aux Coreïshites, que la peur de la mort m'a rendu musulman ». C'est ainsi qu'Abutaleb, âgé de plus de quatre-vingts ans, finit sa carrière. Mahomet déplorait encore sa mort, lorsque Cadige lui fut enlevée. Il lui était attaché par l'amour et la reconnaissance. Il la pleura. Cette double perte fut pour lui le signal des disgrâces. Les inimitiés se réveillèrent. Les Coreïshites, n'ayant plus rien à ménager, devinrent plus ardents à le tourmenter. Il se vit entouré de persécuteurs. Abulahab, Elhakem et Otba qui avaient été ses amis, ne perdaient aucune occasion de lui nuire. Ils l'insultaient à sa table; ils l'insultaient lorsqu'il priait ; partout ils se déclaraient ses ennemis. II s'en plaint en ces mots dans le Koran :
« Que penser de celui qui trouble
Le serviteur de Dieu lorsqu'il prie,
Lorsqu'il accomplit l'ordre du Ciel,
Lorsqu'il recommande la piété*.»
* Le Koran, ch. XCVI, versets 9 et suivants.
En butte à tous ces traits, Mahomet quitta sa patrie. Il tourna ses pas vers Taïef. Cette ville, située dans les montagnes, à vingt lieues à l'orient de la Mecque, réunissait plusieurs avantages. C'était une place forte, habitée par une tribu puissante et belliqueuse. Son territoire était fertile. Ces raisons le déterminèrent à y chercher un refuge. Espérant que les Takifites recevraient plus volontiers sa nouvelle doctrine, il se rendit à leur assemblée. Elle était composée des plus nobles citoyens. Parmi eux, on distinguait Maçoud et Habib, deux fils d'Amrou. Il leur adressa la parole. Après leur avoir représenté l'absurdité de l'idolâtrie; après leur avoir offert un tableau magnifique de la puissance du Dieu unique qu'il adorait ; après leur avoir peint les merveilles de sa création*, il ajouta : « Je suis le messager de ce Dieu, et il m'a chargé de vous prêcher l'islamisme ».
* Abul-Feda.
« Si Dieu voulait nous convertir, lui dit froidement un des assistants, tu ne serais certainement pas l'apôtre qu'il eût choisi. - Pour moi, continua un autre, je ne combattrai point tes arguments, car si tu es véritablement l'apôtre de Dieu, ton caractère est trop auguste pour qu'un mortel ose disputer contre toi ; et si tu es un imposteur, tu ne mérites pas que je te réponde ! » Mahomet garda le silence, et sortit de l'assemblée. Quelques Takifites, plus raisonnables, lui firent un meilleur accueil ; mais le peuple, dont il avait combattu les divinités, se déchaîna contre lui, et il fut chassé de la ville. « Dieu suprême, s'écria-t-il en quittant Taïef, les insensés vont t'attribuer ma faiblesse, l'impuissance de mon zèle, et l'opprobre dont ils m'ont couvert. O toi dont la miséricorde est sans bornes ! tu es le seigneur des faibles, tu es mon seigneur. Que ta colère n'éclate pas contre moi, si l'homme superbe a dédaigné de m'entendre ! » II retourna à la Mecque, où il arriva le 23 du mois Elcaada.
Ces disgrâces ne lassaient point sa constance. Elle était au-dessus des revers. On célébrait les fêtes du pèlerinage*.
* Le pèlerinage de la Mecque était établi longtemps avant Mahomet. Les Arabes y venaient célébrer la mémoire d'Abraham et d'Ismaël. Ce n'était qu'un usage ; le législateur en fit un précepte.
Ces solennités attiraient à la Mecque un grand concours de peuple. Mahomet employait ce temps à prêcher contre l'idolâtrie. Sur les chemins, dans les places publiques, partout il élevait sa voix contre les faux dieux. « Enfants de telle tribu, criait-il aux diverses familles arabes, je suis l'apôtre de Dieu* ; il vous commande de l'adorer, de ne point lui donner d'égal, de retrancher de son culte tout ce qui n'est pas lui, de croire à ma mission, et d'en attester la vérité ».
* Abul-Feda.
Cette hardiesse avec laquelle il osait combattre les idoles au milieu de leurs adorateurs, mettait ses jours en danger ; mais la mort n'effraie point l'ambitieux. Cependant il s'adressait plus volontiers aux tribus étrangères qu'aux citoyens de la Mecque. Un jour qu'il était sur une colline nommée Acaba*, il rencontra six habitants d'Yatreb qui conversaient ensemble.
* Acaba est le nom d'une colline à peu de distance de la Mecque. Les enfants de Tafr y avaient une maison de campagne où Mahomet se retirait souvent. (Abul-Feda)
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Il s'approcha d'eux, et prit part à la conversation. La grâce avec laquelle il s'énonçait charma les étrangers. Il reconnurent le langage poli, l'urbanité d'un Coreïshite. Ils l'écoutèrent avec attention. Mahomet, s'apercevant de l'impression qu'il faisait sur eux, voulut achever de les convaincre.
Il leur récita quelques versets du Koran, où il fait des peintures brillantes de la puissance divine, et où il invite tous les humains à embrasser le culte du seul dieu de l'univers. Les étrangers, frappés d'admiration, se soumirent au joug de l'islamisme, et crurent à la mission de Mahomet. L'enthousiasme qu'il leur avait inspiré ne s'effaça point. De retour à Médine, ils devinrent les apôtres de la nouvelle doctrine, et la prêchèrent à leurs concitoyens. La ville était partagée entre les Awasites et les Cazregites. Les nouveaux convertis étaient de cette dernière tribu. Liés avec les Coraïdites et les Nadirites, deux tribus juives qui occupaient des places fortes aux environs de Médine, ils leur avaient souvent entendu parler d'un prophète, qui devait soumettre à son empire toutes les nations de la terre. Sachant avec quelle ardeur les Juifs désiraient sa venue, et ayant cru trouver dans Mahomet cet envoyé du ciel, ils s'étaient hâtés d'embrasser sa religion, afin de mériter ses faveurs. Ainsi Mahomet dut ce premier succès, autant à la politique qu'à son éloquence.
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L'histoire place un an avant l'hégire le fameux voyage nocturne de Mahomet. Les plus graves historiens, ceux dont l'autorité doit faire loi, le regardent comme une vision. Mahomet l'imagina, pour donner du poids à la nouvelle manière de prier qu'il avait établie. Nous allons en donner la narration abrégée, d'après Elbokar et Abuhoreïra*.
* Abul-Feda.
« J'étais couché, dit Mahomet, entre les collines Safa et Merva*, lorsque Gabriel, s'approchant de moi, m'éveilla**.
* Ces deux collines sont situées prés de la Mecque.
** Ahmed ben Joseph, Hist.» ch. XL.
Il conduisait avec lui Elborak*, jument d'un gris argenté, et si vite, que l'oeil avait peine à le suivre dans son vol.
* Elborak signifie étincelant.
Me l'ayant confiée, il me commanda de monter; j'obéis. Nous partîmes. Dans un instant nous fûmes aux portes de Jérusalem. Elborak s'arrêta. Je descendis, et l'attachai aux anneaux où les prophètes avaient coutume d'attacher leurs montures.
En entrant dans le temple, je rencontrai Abraham, Moïse, Jésus. Je fis la prière avec eux. Lorsqu'elle fut finie, je remontai sur Elborak, et nous continuâmes notre route. Nous parcourûmes avec la promptitude de l'éclair l'immense étendue des airs. Arrivés au premier ciel, Gabriel frappa à la porte. « Qui est là? demanda-t-on. - Gabriel. - Quel est ton compagnon? - Mahomet. - A-t-il reçu sa mission? - II l'a reçue. - Qu'il soit le bienvenu ! » A ces mots la porte s'ouvrit et nous entrâmes. « Voilà ton père Adam, me dit Gabriel ; va le saluer. » Je saluai Adam, et il me rendit le salut. « Le ciel, ajouta-t-il, accomplisse tes voeux, ô mon fils honoré ! ô le plus grand des prophètes ! ».
« Nous partîmes. Je suivais mon guide à travers l'immensité de l'espace. Nous arrivâmes au second ciel, Gabriel frappa à la porte. « Qui est là? demanda-t-on. - Gabriel. - Quel est ton compagnon? - Mahomet. - A-t-il reçu sa mission? - II l'a reçue. - Qu'il soit le bienvenu. » La porte s'ouvrit, et nous entrâmes. Je rencontrai Jésus et Jean. Je les saluai, et ils me rendirent le salut. « Bonheur î ajoutèrent-ils, à notre frère honoré, au plus grand des prophètes. »
Mahomet, toujours volant sur Elborak, toujours conduit par Gabriel, parcourut toutes les sphères célestes avec les mêmes cérémonies. Au troisième ciel, il fut complimenté par Joseph ; au quatrième par Henoc ; au cinquième, par Aaron ; au sixième, par Moïse ; au septième, il salua Abraham et reçut ses félicitations. De là il franchit une vaste étendue des cieux, et pénétra jusqu'au Lotos qui termine le jardin de délices. Les esprits célestes ne peuvent passer au-delà. Cet arbre est si immense, qu'un seul de ses fruits nourrirait pendant un jour toutes les créatures de la terre. Du pied de cet arbre sortent quatre fleuves, que l'imagination des Orientaux s'est plu à embellir. Mahomet, après avoir parcouru toutes les beautés du séjour de délices, alla visiter la maison de l'adoration, où les esprits célestes vont en pèlerinage. Soixante-dix mille anges y rendent chaque jour leurs hommages à l'Éternel. Les mêmes n'y entrent jamais deux fois. Ce temple, bâti d'hyacinthes rouges, est entouré d'une multitude de lampes qui brûlent sans cesse. Après que Mahomet y eut fait sa prière, on lui présenta trois coupes remplies, l'une de vin, l'autre de lait, et la troisième de miel. Il choisit celle qui était remplie de lait. Gabriel le félicitant sur son choîx, lui dit qu'il était d'un heureux présage pour sa nation.
Après qu'il eut traversé des cieux d'une vaste étendue, des océans de lumière, il s'approcha du trône de Dieu, qui lui commanda de faire cinquante fois la prière par jour. Descendu au ciel de Moïse, il lui fit part de l'ordre qu'il avait reçu. « Retourne vers le Seigneur, lui dit le conducteur des Hébreux, prie-le d'adoucir le précepte, jamais ton peuple ne pourra l'accomplir. » Mahomet remonta vers le Très-Haut et le pria de dminuer le nombre des prières. Il fut réduit à quarante. Moïse, engagea Mahomet à de nouvelles instances. Dieu diminua encore de dix, le nombre des prières. Enfin, après des messages plusieurs fois réitérés par le conseil de Moïse, le nombre des prières fut réduit à cinq. Le prophète consolé fit ses adieux au conducteur des Israélites, et reprit son vol vers la terre. Elborak le déposa au lieu où elle l'avait pris quelques heures auparavant.
Les docteurs mahométans ont écrit des volumes sur le voyage nocturne. Livrés au délire d'une imagination exaltée, ils en ont fait des peintures extravagantes. Parmi quelques traits sublimes, et qui eussent fait honneur au pinceau de Milton, ils ont mêlé une foule de tableaux gigantesques et de contes puérils. Nous nous sommes borné au récit que Mahomet, si l'on en croit quelques historiens, fit lui-même à ses concitoyens. Il n'eut pas le succès qu'il en attendait. Les Coreïshites n'étaient pas faciles à persuader. Ils se moquèrent d'un visionnaire qui voulait être cru sur sa parole. Ses disciples murmurèrent pour la première fois. Quelques-uns même, ne pouvant résister aux traits du ridicule lancés de toutes parts, doutèrent de leur prophète, et retournèrent à l'idolâtrie. Les autres étaient ébranlés ; Mahomet trouva le moyen de les raffermir dans leur croyance. Abubecr, dont le témoignage était d'un grand poids, donna de l'authenticité au voyage nocturne, en assurant qu'il y croyait, et qu'il en attestait la vérité. Ce témoignage calma les rumeurs, et laissa le temps au prophète de reprendre, sur les esprits, l'empire qu'une indiscrétion avait manqué de détruire. Abubecr mérita le surnom glorieux d'Elseddick, le témoin fidèle.
Tandis qu'on disputait à la Mecque sur la vision de Mahomet, Médine retentissait de ses louanges. Le zèle des nouveaux convertis y avait fait des prosélytes. Douze fidèles en partirent, et vinrent le trouver au château d'Acaba. Ils le reconnurent pour leur chef, et lui prêtèrent serment d'obéissance et de fidélité.
Ils jurèrent qu'ils ne donneraient point d'égal à Dieu, qu'ils éviteraient le vol et la fornication, qu'ils ne tueraient point leurs propres enfants*.
* Les Arabes tuaient leurs enfants pour les soustraire à la pauvreté ; ils les immolaient aussi aux autels de leurs dieux pour les rendre propices. Mahomet abolit ces usages barbares.
Ce serment fut nommé le serment des femmes, parce qu'elles en prêtaient un semblable, et qu'il n'engageait point à prendre les armes pour la guerre sacrée.
Reconnu chef suprême de la religion, Mahomet renvoya les auxiliaires à Médine*.
* Les habitants de Médine, qui embrassèrent l'islamisme, qui prêtèrent serment d'obéissance à Mahomet, et s'enrôlèrent sous ses étendards, furent nommés Elansar, les auxiliaires.
Mosaab, disciple fervent, fut chargé de les accompagner et de les instruire. Il devait leur enseigner les cérémonies religieuses du nouveau culte, et leur lire le Koran. Il s'acquitta avec ferveur de cet emploi. A son arrivée, Açad, un des six premiers Cazregites qui avaient cru à la mission de Mahomet, alla le recevoir, et lui fit accepter un appartement dans sa maison. Osaïd, seigneur arabe, craignant qu'on ne tramât quelque complot contre la patrie, vint les trouver. Il les aborda la lance à la main, et leur dit : « Quel dessein vous amene ici? Êtes-vous venus reconnaître l'état de nos forces? Quittez les murs de Médine, et si vos jours vous sont chers, partez promptement. » « Asseyez-vous, lui répondit froidement Mosaab, et écoutez. » II prit le Koran, lui lut quelques versets, et lui exposa les principes fondamentaux de l'islamisme. Osaïd trouva la doctrine admirable, et se fit musulman. Intimement lié avec Saad, prince des Awasiles, il va le trouver, lui vante la nouvelle doctrine, et le conduit chez Açad, son parent. « Prince, lui dit celui-ci, si les liens du sang n'étaient des titres auprès de vous, je ne souffrirais pas qu'on vous entretînt dans ma maison d'une affaire qui peut vous être désagréable. - Seigneur, ajouta Mosaab, daignez m'entendre, si ma proposition vous agrée, je continuerai ; si elle vous déplaît, je m'arrête sur-le-champ. » Alors l'habile ministre prenant le Koran, lut les passages les plus propres à faire impression sur l'esprit de Saad : il réussit au gré de ses désirs. Le prince des Awasites devint croyant.
Nouvel enthousiaste, il se rendit à l'assemblée où se trouvaient les principaux de sa tribu ; il leur parla avec admiration du culte d'un dieu unique ; il leur vanta le bonheur de devenir ses adorateurs, et fit passer dans tous les curs son zèle et sa croyance. Le peuple, incapable de résister à l'exemple de ses chefs, se laissa entraîner. Aussitôt que les premiers de Médine eurent courbé leurs têtes sous le joug du Mahométisme, semblable à un vaste incendie favorisé par le souffle des vents, il embrasa toute la ville. La seule famille d'Ommin, fils de Seïd, résista à l'empire de la nouveauté, et conserva ses dieux.
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De Mahomet : 53
Mosaab ne laissa point son ouvrage imparfait. Pour affermir ses prosélytes dans la foi, il les amena aux pieds de leur apôtre. Accompagné de soixante-trois des plus considérables, il se rendit à la Mecque pendant les fêtes du pèlerinage. Il fit savoir à Mahomet que la nuit d'après l'immolation des victimes, ils iraient le trouver au château d'Acaba où il s'était retiré. Mahomet les reçut à bras ouverts. Elabbas, son oncle, était encore idolâtre, mais le zèle pour sa religion n'avait point étouffé dans son coeur la voix de la nature. Connaissant le motif qui amenait les nouveaux disciples, il leur parla en ces termes : « Citoyens de Médine, vous savez quel est Mahomet. Sa naissance vous est connue. Nous l'avons séparé du peuple à cause de ses opinions. Rien de plus avantageux pour lui que votre accueil gracieux ; rien de plus favorable que l'asile que vous venez lui offrir. Si vos invitations sont sincères, soyez fidèles à vos engagements. Défendez votre foi les armes à la main. Arrachez votre apôtre à la haine de ses ennemis. Mais si vous devez être parjures, éloignez-le de vous, et ne l'accueillez pas pour le trahir. » Les auxiliaires répondirent : « Nous avons entendu, et nous serons fidèles à notre pacte ». Le silence régnait dans l'assemblée. Mahomet, pour disposer les esprits à la cérémonie qui devait s'opérer, fit lire un chapitre du Koran propre à la circonstance. Lorsque la lecture fut finie, il se leva et dit : « Je vous prête serment, et je vous promets de ne vous abandonner jamais, à condition que vous me défendrez contre mes ennemis avec la même ardeur que vous défendez vos femmes et vos enfants. - Si nous mourons en combattant pour toi, demandèrent les disciples, quelle sera notre récompense? -Le paradis, répondit Mahomet.-Étends ta main », ajoutèrent-ils ; et il étendit sa main. Alors ils prêtèrent serment d'obéissance, et ils promirent de mourir plutôt que d'être parjures à Dieu et à son apôtre. Le ciel confirma ces promesses. « La récompense de ceux qui mourront pour la foi ne périra point. Dieu sera leur guide ; il rectifiera leur intention, et les introduira dans le jardin de délices dont il leur a fait la peinture* ».
* Le Koran, ch. XLVII, versets 5, 6, 7.
Et dans un autre endroit : « Dieu a acheté la vie et les biens des fidèles. Le paradis en est le prix... Réjouissez-vous de votre pacte. Il est le sceau de votre bonheur*. »
* Le Koran, ch. IX, verset 112.
L'inauguration finie, Mahomet voulut établir la paix parmi ses disciples. Médine était partagée entre les Awasites et les Cazregites. Ces deux tribus descendaient d'un même père. Cette origine commune n'empêchait pas qu'elles fussent souvent divisées par des guerres civiles. Le prophète permit à ses prosélytes de parler et d'exposer leurs plaintes mutuelles. Il éteignit les anciennes inimitiés, et prêcha l'union et la concorde. Ensuite il leur ordonna de choisir douze princes d'entre eux pour veiller sur le peuple. Neuf Cazregites et trois Awasites furent élus*.
* Ebn Ishac nous a conservé les noms de ces douze apôtres de l'islamisme. Les Cazregites : Açad, Saad, fils d'EIrabe, Abd-Allah, fils de Rowaba, Rabé, Elbera, Abd-Allah, fils d'Omar, Obada, Saad, fils d'Obada, Elmondar; les Awasites : Osaïd, Saad, fils de Khoutama, Rafaé.
« Je vous établis, leur dit-il, les répondants du peuple avec la même puissance qu'eurent les disciples de Jésus, et moi je suis le répondant et le chef de tous les vrais croyants. » Lorsqu'il eut ainsi pourvu aux soins de la religion, il renvoya les auxiliaires à Médine. Il ordonna à tous les Musulmans de s'y retirer. Il y fit conduire sa famille, et n'ayant plus à craindre que pour ses jours, il rentra dans les murs de la Mecque, accompagné seulement d'Abubecr et d'Ali.
Jusqu'à présent nous avons vu Mahomet, luttant contre l'adversité, opposer aux invectives de ses ennemis le silence ; à leurs décrets violents, la fermeté ; à leurs trames, la prudence ; et continuer, malgré leurs clameurs, à faire des prosélytes. Nous l'avons vu soumettre à l'islamisme les princes des tribus, gagner par ses émissaires l'esprit du roi d'Abyssinie, et se préparer par son adresse un asile à Médine.
Jusqu'ici il n'a paru que derrière un voile. Proscrit à la Mecque, chassé de Taïef, environné d'ennemis puissants, il était forcé de couvrir sa marche de ténèbres. Bientôt il se montrera sur un plus grand théâtre. Aussi longtemps qu'il se crut trop faible pour paraître au grand jour, il n'imposa point à ses sectateurs la loi de prendre les armes. A peine put-il compter sur des succès, qu'il fit descendre du ciel l'ordre de combattre les idolâtres, et l'obligation de le défendre jusqu'à la mort. C'était à travers mille écueils qu'il était parvenu au point de pouvoir tourner contre ses ennemis leur haine et leurs complots. Il profita de la circonstance. En rentrant à la Mecque il risquait sa tête ; mais s'il échappait au fer de ses ennemis, il était sûr d'être reçu en triomphe à Médine, et devenait maître de la vengeance. Il ne balança pas à prendre ce parti dangereux. Ce qu'il avait prévu arriva. Les Coreïshites savaient ses liaisons avec les habitants de Médine. La fuite de ses disciples et de ses proches les avait instruits sur ses desseins. Reçu à Médine, il pouvait armer contre eux deux tribus puissantes. Cette crainte leur fit prendre un parti violent. Ils résolurent d'étouffer l'ennemi de leurs dieux et de leur puissance. On s'assembla. On tint conseil. Tous, d'une voix, conclurent à la mort. Afin de ne pas attirer sur eux l'inimitié de la famille redoutable des Hashémites, il fut décidé qu'on choisirait un homme de chaque tribu, et que tous ensemble poignarderaient le coupable. L'exécution de l'arrêt sanglant fut remise à la nuit suivante. Mahomet, instruit du sort dont il était menacé, en fit part au généreux Ali. Il lui confia un dépôt précieux, avec l'ordre de ne le rendre qu'à son maître. Il lui commanda de coucher dans son lit revêtu de son manteau vert et sortit. Ayant trompé la vigilance de ses assassins, il se rendit à la maison d'Abubecr. « Le moment est venu, lui dit Mahomet ; il faut fuir. Le ciel l'ordonne. - Suivrai-je vos pas? - Suis-moi. » Ils partirent, ayant pour guide un jeune idolâtre nommé Abd-Allah. Les ténèbres favorisèrent leur fuite*.
* Cette époque, si célèbre parmi les Mahométans, est nommé Hégire, du mot arabe Hejara, qui signifie fuite. C'est l'ère des Orientaux ; c'est d'elle qu'ils datent leurs événements. Elle arriva la douzième année de l'empire d'Héraclius. (Abul-Feda, au chapitre des empereurs romains ; Abul-Faraf, au livre de la démonstration ; Théophanes, dans sa Chronologie).
Cependant les assassins avaient entouré la maison du proscrit. Chacun d'eux, le poignard à la main, n'attendait, pour frapper, que l'instant où il serait livré au sommeil. N'ayant aperçu qu'Ali revêtu du manteau vert de Mahomet, ils attendirent le matin, afin de ne pas confondre l'innocent avec le coupable. Ils se croyaient sûrs de leur victime. Le jour éclaira leur erreur. Ils s'aperçurent que Mahomet s'était échappé ; et, comme ils n'avaient pas ordre de verser le sang d'Ali, ils le laissèrent pour courir après leur proie. Ils se répandirent sur le chemin de Médine ; mais Mahomet, ayant prévu qu'il serait poursuivi, avait pris une route détournée. Retiré dans une caverne du mont Thorr, située au midi de la Mecque, il y resta trois jours, pour laisser passer la première ardeur des conjurés. Il en partit le quatrième, et, suivant les côtes de la mer Rouge, il marcha vers Médine à grandes journées ; Abubecr et Abd-Allah étaient les seuls compagnons de sa fuite. Soraka, fis de Malec, un des meilleurs écuyers de l'Arabie, suivi d'une troupe d'élite, atteignit les fugitifs. Il avait devancé ses gens, et courait, la lance à la main, sur Mahomet. « Apôtre de Dieu ! s'écria Abubecr, voici le persécuteur. - Ne crains rien, lui dit Mahomet, Dieu est avec nous. » Puis se tournant tout à coup vers son ennemi, il lui cria : Soraka ! A ce cri, le cheval effrayé se renverse par terre ; le cavalier étourdi de la chute, croit voir du prodige dans un événement tout naturel, il demande grâce, et conjure l'apôtre des croyants d'implorer le ciel pour lui. Mahomet prie et Soraka est sauvé. La générosité l'emporta sur la vengeance. Il arrêta la fureur de ses satellites et leur commanda de se retirer. Le prophète, si l'on en croit l'histoire, lui fit cette prédiction : « O Soraka ! quel sera un jour ton maintien, quelles seront tes pensées, lorsque tes bras seront décorés des bracelets de Cosroës Parviz?* »
* La quinzième année de l'hégire, les généraux d'Omar ayant remporté une célèbre victoire sur Yesdegerd, dernier roi de Perse, apportèrent au calife les bracelets et le diadème de ce malheureux prince. Omar fit appeler Soraka, qui était alors musulman, et pour lui montrer combien il honorait sa bravoure, il le revêtit de ces ornements. Ce fut un spectacle amusant de voir les cheveux gris du guerrier Soraka et ses bras couverts de poil contraster avec l'or, les perles et les diamants. (Jannab.)
Échappé au péril, Mahomet continua sa route, et arriva à Coba, bourg situé près de Médine, un lundi, le 12 du mois Rabié premier. Caltoum, fils de Hadam, le logea dans sa maison. Il y demeura trois jours, et, avant de sortir de Coba, il jeta les fondements d'une mosquée qui fut nommée Eltacoua, la piété. Le vendredi, il fit son entrée à Médine. Le peuple vint en foule au-devant de lui. L'apôtre des Musulmans s'avançait sous un dais de feuillage, porté par ses disciples. Chacun se disputait l'honneur de le loger. Les auxiliaires, surtout, le pressaient d'accepter un appartement dans leurs maisons. Quelques-uns, prenant la bride de son chameau, l'entrainaient vers leur demeure. « Laissez-le aller, leur disait-il, c'est un animal fantasque. » Enfin, le chameau s'arrêta devant l'étable des fils d'Amrou. L'apôtre descendit, et, fendant la foule, alla loger chez Abou Aïoub auxiliaire. Son premier soin fut de consacrer par la religion le lieu où il avait mis pied à terre en entrant à Médine. Il fit venir Moadh, tuteur de Sahal et Sohaïl, à qui ce terrain appartenait, et leur en fit proposer le prix. Les deux orphelins, étant riches, voulurent lui en faire don. Il refusa leur offre, et Abubecr paya la somme dont on était convenu.
Aussitôt qu'il eut acheté ce terrain, il y fit bâtir une mosquée et un hospice pour se loger. Il y travailla lui-même. Son exemple encouragea les Musulmans. Tous voulurent avoir part au saint ouvrage. L'édifice fut achevé dans l'espace de onze mois. Pour s'attacher Abubecr par tous les liens, il avait épousé sa fille Aïesha encore enfant. Son extrême jeunesse ayant fait différer la cérémonie du mariage, il le consomma huit mois après l'hégire, lorsqu'elle n'avait encore que neuf ans. Il fit bâtir à sa jeune épouse une maison à côté de la sienne. Il eut cette attention pour toutes les femmes qu'il épousa dans la suite.
L'amour du plaisir, auquel il sacrifia toute sa vie, ne suspendait point l'exécution de ses desseins. Un point important occupait son esprit. Il fallait unir les intérêts divers de ses disciples, éteindre les anciennes jalousies de tribu, et les faire toutes concourir au même but. Les Musulmans étaient divisés en deux partis, les Mohagériens* et les Ansariens**.
* Mohagériens vient de mohagerin, fugitifs. Les Musulmans qui abandonnèrent la Mecque pour suivre Mahomet furent ainsi nommés.
** Ansariens vient du mot ansar, qui signifie auxiliaire. Les habitants de Médine qui embrassèrent l'islamisme se firent un honneur de porter ce nom.
Les uns, se glorifiant d'avoir les premiers embrassé l'islamisme et d'avoir abandonné leur patrie pour suivre leur apôtre, prétendaient avoir le premier rang. Les autres, fiers de lui avoir donné un asile et de le posséder au milieu d'eux, croyaient mériter la préférence. Ces prétentions firent naître des débats dont les suites eussent été funestes. Mahomet su les concilier. Il établit parmi ses disciples l'ordre de la fraternité dont le principal statut était qu'ils se traiteraient et s'aimeraient en frères, et qu'ils uniraient leurs armes pour la défense de la religion. Il prit lui-même pour frère d'armes Ali, fils d'Abutaleb ; ensuite il unit entre eux les principaux chefs.
Pour cimenter cette union, il fit descendre ce verset du ciel : « Embrassez la religion divine dans toute son étendue. Ne formez point de schismes. Souvenez-vous des faveurs dont le ciel vous a comblés. Vous étiez ennemis, il a mis la concorde dans vos curs. Vous êtes devenus frères ; rendez-en grâce à sa bonté*. »
* Le Koran, ch. III, verset 97.
L'ordre de la fraternité établit la concorde parmi les Musulmans. Mohagériens, Ansariens, ne furent plus que des titres glorieux sans aucune idée de préférence. L'égalité fut le lien puissant qui les unit.
La religion occupa ensuite toute son attention. La prière étant la base du culte extérieur, il s'appliqua à la fixer d'une manière irrévocable. Il l'avait établie au commencement de sa mission ; mais il n'avait point marqué le lieu vers lequel on devait la faire*.
* Les Juifs se tournent en priant vers le temple de Jérusalem, les Arabes vers la Mecque, et les Sabéens vers l'étoile du nord. Les anciens Persans, adorateurs du feu, se tournaient vers l'orient.
Il s'était fondé sur ce verset magnifique : « L'Orient et l'Occident appartiennent à